dimanche 22 septembre 2013

Les mots de Joyce Carol Oates


Le silence des agneaux de Jonathan Demme

"Elle avait dû lutter contre le sommeil, dans une robe du soir sans bretelles cousue sur son corps superbe, au corsage si serré qu'elle pouvait à peine respirer; le cerveau privé d'oxygène, et les yeux vitreux derrière le masque de céramique de Marilyn sculpté par son maquilleur Whitney sur sa peau cireuse maladive et son âme meurtrie."
Joyce Carol Oates, Blonde

mercredi 18 septembre 2013

Autoportraits à la brume du soir



Regarder le silence aux travers des yeux clairs


Les mots de Christian Bobin

Alphaville JLG

"Dieu, c'est le nom de quelqu'un qui a des milliers de noms. Il s'appelle silence, aurore, personne, lilas, et des tas d'autres noms, mais ce n'est pas possible de les dire tous, une vie entière n'y suffirait pas et c'est pour aller plus vite qu'on a inventé un nom comme celui-là, Dieu, un nom pour dire tous les noms, un nom pour dire quelqu'un qui est partout, sauf dans les églises, les mairies, les écoles et tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une maison. Car Dieu est dehors, tout le temps, par n'importe quel temps, même l'hiver, et il s'endort dans la neige et la neige pour lui se fait douce, elle ne lui donne que sa blancheur avec quelques étoiles piquées dessus, elle garde pour elle la brûlure du froid. Dieu n'a pas de maison, il n'en a pas besoin et d'ailleurs lorsqu'il voit une maison, il ouvre les portes, déchire les murs, brûle les fenêtres et c'est tout qui entre avec lui, le jour, la nuit, le rouge, le noir, tout et dans n'importe quel ordre, et alors, et alors seulement, les maisons deviennent supportables, alors seulement on peut les habiter, puisqu'il y a tout dedans, le soleil, la lune, la vie très folle, la douceur très grande de la folie, les yeux pervenche de la folie. Et Dieu repart ailleurs, toujours ailleurs : à force de traîner les chemins, de s'endormir partout, dans les sources, dans les fougères, dans le nid des mésanges ou dans les yeux des tout-petits, Dieu a une drôle d'allure, vraiment. Lorsqu'il n'ouvre pas toutes grandes les portes, Dieu ne fait rien. Ce serait là son métier : ne rien faire. C'est un métier très difficile, il y a très peu de gens qui sauraient bien le faire, qui sauraient ne rien faire. Dieu, lui, fait cela très bien. De temps en temps, pour se reposer, il s'arrête de ne rien faire : alors il fait des bouquets ; il cueille toutes les lumières du monde, même celles des orages et des encriers, il en fait des bouquets mais ne sait à qui les offrir. Ou bien il met un coquillage tout contre son oreille et il écoute des musiques, toutes les musiques du monde, longtemps il écoute et c'est comme un flocon dedans son cœur, un tourment d'écume, le premier âge de la mer, l'immensité de la mer dedans son cœur et Dieu se met à rire et Dieu se met à pleurer, parce que rire ou pleurer, pour Dieu c'est pareil, parce que Dieu est un peu fou, un peu bizarre. Et si on lui demande ce qu'il a, il dit qu'il ne sait pas, qu'il ne sait rien, qu'il a tout oublié le long des chemins et qu'il a perdu la tête, perdu son ombre, qu'il ne sait plus son nom. Et puis il rit, et puis il pleure, et il s'en va, et il s'en vient, et c'est le jour, puis c'est la nuit, et puis voilà, c'est toujours comme ça, toujours, chaque jour."

Christian Bobin

mercredi 4 septembre 2013

Extrait de Si nous en étions à cracher la terre - écriture en cours


[...] C'est l'été, et je ne le déteste pas.
Pas encore. Pas tout à fait. Les moqueries ne m'ont pas encore atteinte assez profondément, la honte ne m'a pas encore dévorée tout cru, exhibant sa puissance, me réduisant au statut d'une minuscule crotte dans l'état du monde.
La honte détruit tout. Avec elle, nous pouvons nous mettre à détester la Terre entière. N'essayez jamais cela. Vous ne voulez pas rejoindre l'enfer ? Un conseil, n'ayez pas honte. Ne culpabilisez pas. Ne montrez aucune gêne. Vivez, un point c'est tout. Ne faites pas comme moi. Tenez-vous droit. N'embrassez pas un garçon dans la rue, un être du même sexe que vous ou une fille croisée au hasard des rencontres. Tenez-vous. Apprenez à vous comporter correctement. Soyez polis avec les gens que vous croisez et ne faites pas de bêtises. Ne tombez pas malade. Ne vous mouchez pas grossièrement dans vos songes, jetez vos mouchoirs et priez. Se tenir à carreau, c'est primordial. C'est seulement comme ça que vous aurez le droit à la paix. C'est seulement comme ça que vous n'irez pas en enfer. Si vous avez de la chance, les démons ne vous emporteront pas. Si vous avez de la chance, vous ne serez pas roux, alors l'enfer ne vous attendra pas quand il n'aura rien d'autre à faire. Encore faut-il que vous vivez bien. Que vous ne faites pas de faux pas. Être né roux, c'est la pire chose qui puisse vous arriver. Être né avec l'enfer sur les épaules. Être né en sachant que loin devant, la mort vous attend avec l'enfer à bras ouvert. Il faut vivre avec ça. Savoir apprivoiser ses peurs. Cacher ses angoisses au fond de son âme. Et puis, oublier tout ça, et vivre du mieux que l'on peut. D'une façon ou d'une autre, la mort vous attendra, inévitablement, loin derrière ou tout près, avec l'enfer en prime et du piment pour combler le tout. Si vous êtes sage, vous n'aurez pas le droit à tout ça. Si vous êtes sage, l'enfer n'est pas pour vous.
Je vis avec la crainte que l'enfer me rattrape, bien en chair. Je vis avec la crainte qu'embrasser un garçon sur la bouche, un garçon roux, conduit à une mort certaine.
J'entends déjà ses mots sortir de votre gorge. Pourquoi alors, avoir embrassé cet homme en plein sur les lèvres ? Pourquoi l'envie subite de ne plus faire qu'un avec la bouche d'un homme que je ne connais même pas ? Peut-être est-ce ça qu'on appelle une pulsion. Le corps ayant tout d'un coup un besoin qu'on ne peut exprimer. Attiré dans l'instant présent vers une chose qui nous est impossible d'éviter. La pulsion arrive et c'est comme si on était en manque de quelque chose. En manque d'amour peut-être.
Il est là, avec son écharpe rouge autour du cou, son nez qui dégouline dans son mouchoir usagé, et je le déteste. Il est dégueulasse. N'est-ce-pas ça l'amour ? De la haine ? [...]

Le vaste espace


Le monde
N'en finira plus de crouler
Dans le verre à moitié vide
De la femme qui mange ses tripes en buvant du regard les vignes à moitié mortes.
Du jour vient la nuit, et la nuit est claire : la lumière de la célébrité brille devant les êtres qui ne rêvent que de ça.
Exhiber l'entière partie de leur âme, afin d'avoir un minimum de reconnaissance, aux yeux de tous ces types qui regardent leur vie comme si c'était celle de quelqu'un d'autre.
Le monde est impitoyable, et les femmes qui se serpentent en loques ne peuvent qu'acquiescer à la vue d'un tel carnage.
Il faut seulement absorber la vie, puis la laisser tomber en regardant autre chose que le monde.
Il se peut que l'existence ne soit pas égocentrique. A la seule condition qu'elle fasse un effort pour cacher ce qu'il y a dans son intérieur.
Pouvons-nous ignorer que les flammes brûlent en enfer et que l'univers est en train de cramer ?
Non. On ne regarde rien. Juste son nombril qui nous supplie de l'oublier, qu'il a déjà assez souffert comme ça. Arraché de son cordon ombilical, il n'a plus aucune subsistance.
Mais il faut bien qu'un jour nous nous extirpons du ventre pour marcher seul dans le désespoir. Tel est notre destin. Le nombril n'ignore pas cela.
Alors nous nous en allons ingurgiter du regard les âmes tombées dans le noir, qui nous rejoignent dans la grande quête de soi.

lundi 2 septembre 2013

Les mots de Natalie Goldberg

Alphaville de JLG

"Le problème, c'est qu'on pense qu'on existe. On pense que les mots qu'on écrit sont définitifs et solides et qu'ils nous caractérisent à jamais. Ce n'est pas vrai. On écrit dans le moment. Parfois à une lecture, en lisant mes poèmes à des gens qui ne me connaissent pas, je me rend compte que les gens pensent que les poèmes "sont" moi. Même si je parle avec "je", ce n'est pas le cas. Ces poèmes étaient mes pensées et ma main et mon environnement et mes émotions seulement au moment de l'écriture. Observe-toi. Chaque minute on change. C'est une chance extraordinaire. A n'importe quel moment, on peut se glisser en dehors de ce moi-même et de ses pensées figées et recommencer à zéro, tout neuf. Voilà ce que c'est, l'écriture. Au lieu de nous figer, elle nous libère."

Natalie Goldberg, Les italiques jubilatoires

Quelque chose en elle




Un pas de plus et c'est fini


Elle marche la tête haute, la vie défilant devant ses pas meurtris par la vie. Elle attendait quelque chose d'autre. Un pas. Une phrase. Des mots prononcés à la va-vite. Elle ne sait plus quoi penser. Elle regarde l'asphalte qui se dresse, luisante sous ses pieds. Elle n'a plus envie de mentir. Elle n'a plus envie d'être le mal pour les autres qui ne voient en elle que le diable. Ses pieds avancent. Sa fureur grandit. Elle ne sait plus qui elle est. Cela reviendra. Pour l'instant, il suffit d'écraser la vie d'un mouvement de pas précipités. C'est ce qu'elle fait. Ses pas sont aussi lourds qu'un crâne humain écrasé sur le trottoir incandescent.
Elle ne savait pas avant. Avant qu'il soit venu, qu'il lui est dit. Qu'il est prononcé ces mots. Elle ne savait pas. Elle n'aurait pas su. Si tout cela ne serait arrivé, elle n'aurait jamais su. Mais ce n'est pas comme ça que ça se passe. C'est arrivé. Et elle marche. Elle marche en écrasant la vie sous ses pas. Cela fait du bien. Cela refoule les larmes qui coulent de ses yeux. Son mascara qui descend progressivement, dessinant des larmes souillées de noir. Elle laisse faire. Elle laisse le temps continuer sa course. Mais pas ses pas, non, ses pas sont autre chose, ses pas s'occupent du temps.
Son visage est souillé par la vie trop précieuse qui est venue la chercher à un moment mal tombé. Elle jure. Ses talons écrasent le sol, provoquant un claquement régulier qui rythme ses pas, qui eux vont vite, si vite pour écraser la vie d'un coup de colère. Elle aurait pu savoir. Savoir que la vie est terrifiante, qu'on échoue à chaque fois qu'on y met un pied. Elle est naïve. Son cœur se déchire. Il y a bien longtemps que son cœur s'est déchiré, depuis qu'elle a compris que la vie n'est pas ce qu'elle croyait, qu'elle est cruelle, si cruelle pour une petite fille comme elle. Ce n'est plus une petite fille. Elle a trente ans et ses pas fracassent le sol comme si elle avait voulu détruire la vie qui se tient à ses pieds. Cette vie qui n'est pas une vie, qui n'existe pas, qui n'est que du béton sous ses pas crevés d'avoir trop marché. Ça t'apprendra à être si naïve, elle se dit.
Il avait dit. Il avait prononcé ces mots sortis de sa bouche. Sa bouche qui était dès lors si sensuelle. Maintenant, plus rien. Le temps continu sa course folle sans que personne n'est su quoi que se soit. Comme si elle était seule au monde. Comme si personne ne l'avait interrompu dans ses pas saccadés. C'est ce qui se passe. Personne qui ne l'a retient, aucune main sur son épaule. Il n'y a rien qui ne l'empêche d'avancer. Elle est libre de sa vie. Elle a trente ans, elle n'est plus la petite fille qu'elle a un jour été. Elle doute parfois. Elle n'est pas sûre. Elle a trente ans, elle vit sa vie, elle est seule, additionnant les hommes qui se succèdent pour ensuite la rejeter, toujours. Elle a trente ans mais parfois c'est comme si elle en avait neuf, neuf petites lueurs pour lui dire qu'elle est seule sans personne à l'horizon, qu'elle est seule dans cette vie bien trop grande pour ses pas de petite fille. Parfois, elle ne sait pas, elle est perdue, complètement perdue dans cette vie qui lui crie à l'aide. Elle a neuf ans. Alors elle marche. C'est comme ça qu'elle refoule son mal-être.
Mais celui-là, cet homme, elle n'avait pas vu venir ses mots. Elle s'était attachée à lui.
Elle se répète cette phrase, cette seule phrase sortie de sa bouche, à lui.
Il l'avait dit comme ça, d'une voix claire, distincte, sans intonation particulière. Il l'avait dit d'un ton neutre qui ne voulait rien dire de particulier. Il l'avait dit et elle était restée sans comprendre, anéantie par ces quelques mots.
Marie, je suis homosexuel.
Ces quelques mots pourtant si puissants.
Elle était restée sans voix. Avait fait demi-tour, les larmes commençant à couler de ses yeux. Avait marchée. Aussi vite que le temps. Et cela continuait. Jusqu'à ce que la fatigue prenne le dessus.

Sur le quai les gens marchent